Récurant son bol, il se fourra une énorme cuillerée de céréales dans la bouche, dont le trop-plein ressortit aux commissures, et il s’essuya les lèvres à l’entrée de Lytol.
— Désolé, Seigneur, marmonna-t-il, la bouche pleine. Je n’avais pas déjeuné !
Lytol le considéra d’un regard si perçant que Jaxom sourit avec embarras. Il se demanda si son Tuteur était déjà informé de l’excursion du matin.
— Vous avez bien meilleure mine que la dernière fois, mon garçon. Bonjour, Sharra, dit-il distraitement. Il s’avança et serra affectueusement le bras de Jaxom. Il recula d’un pas en souriant.
— Vous êtes bronzé, vous semblez en pleine forme. Maintenant, qu’est-ce que c’est que ce remue-ménage que vous avez causé ce matin ?
— Causé du remue-ménage ? Moi, Seigneur ?
Jaxom ne put s’empêcher de sourire, car il comprit que Lytol, loin d’être gêné, était fier de lui.
— Cette montagne était là depuis bien longtemps. Je ne l’ai pas créée. Mais je voulais la voir de près, et le premier !
— Jaxom ! tonitrua le Harpiste.
— Maître ?
— Venez ici, Jaxom !
Au cours des heures qui suivirent, Jaxom se félicita que Sharra l’ait fait déjeuner. Car il n’eut plus le temps de manger. À l’instant où il pénétra dans le grand Hall, il fut bombardé de questions par les Chefs de Weyrs et les Maîtres Artisans assemblés. Piemur n’avait pas chômé pendant la Chute, car Maître Robinton avait déjà terminé un croquis de la face sud-est de la montagne, pour la montrer à ses visiteurs incrédules, et une carte rudimentaire à petite échelle de cette partie du Continent Méridional. Aux accents rythmiques de Menolly détaillant leur escapade, Jaxom devina qu’elle l’avait déjà racontée plusieurs fois.
Jaxom regrettait sincèrement que le Maître Harpiste ne puisse pas voir la montagne par lui-même, et c’est le souvenir le plus net qu’il conserva de cette assemblée. Mais si Jaxom avait attendu que Maître Oldive permette au Harpiste de voler dans l’Interstice…
— Je sais que vous venez de combattre les Fils, Jaxom, mais si vous pouvez seulement transmettre à Mnementh la visualisation… commença F’lar.
N’ton montra Jaxom en éclatant de rire.
— La tête que vous faites, mon garçon ! Non, F’lar, il va nous conduire ! Il l’a bien mérité !
C’est pourquoi Jaxom réenfila sa tenue de vol, encore humide de sueur, et réveilla Ruth qui somnolait sur la plage. Ruth fut assez fier de l’honneur de conduire les bronzes de Pern, mais Jaxom eu du mal à contenir sa jubilation. Jaxom et le dragon blanc allaient guider les gens les plus importants de Pern !
Il aurait pu demander à Ruth de se téléporter directement sur le flanc sud-est de la Montagne-aux-Deux-Visages. Mais il voulait que chacun reçoive de plein fouet l’impact de ces deux faces – la merveilleuse et la maléfique.
Les dragons se posèrent brièvement sur les crêtes, et, à l’expression des chevaliers, Jaxom comprit qu’il avait atteint son but. Il leur donna le temps d’admirer la Barrière Rocheuse, dont les pics neigeux luisaient au soleil à l’horizon. Puis il montra la mer où ni Fils ni brumes matinales ne voilaient plus la vue des volcans dispersés à sa surface ; au loin, quelques nuages de fumée montaient paisiblement.
À sa demande, Ruth survola le bras de mer, comme le matin, et prit de l’altitude, puis il lui transmit les coordonnées du saut suivant dans l’Interstice. Ils surgirent au-dessus de la vaste plaine, face au flanc sud-est de Deux-Visages, d’où la vue était des plus spectaculaires.
Soudain, Mnementh prit la tête de la formation, et Ruth communiqua à Jaxom l’ordre d’atterrissage. Poliment, Ruth et Jaxom tournèrent en rond pendant que les grands bronzes se posaient près de certains reliefs réguliers remarqués le matin, aussi loin que possible de trois cratères secondaires. Un par un, les grands bronzes de Pern atterrirent dans la prairie verdoyante et déposèrent leurs maîtres ; à travers l’herbe haute, ils s’avancèrent vers F’lar, qui creusait déjà avec sa dague l’un de ces curieux reliefs.
— Recouvert par des Révolutions de terre et d’herbes ! dit-il, renonçant à sa tentative.
— Les volcans crachent souvent de grandes quantités de cendres, dit T’bor, des Hautes Terres.
Il était bien placé pour le savoir, car il y avait pas mal de volcans à Tillek, qui dépendait du Weyr des Hautes Terres.
— Si ces montagnes ont fait éruption en même temps, tout doit être recouvert d’une demi-longueur de dragon de cendres.
Une fraction de seconde, Jaxom pensa qu’ils allaient être engloutis par des cendres. Le soleil se voila, et une masse pépiante tomba en piqué vers le sol, faillit heurter Mnementh, puis se redressa et reprit de l’altitude.
Au milieu des cris consternés et stupéfaits, Jaxom entendit Ruth déclarer :
Ils sont contents ! Les hommes sont revenus parmi eux !
— Questionne-les sur les trois montagnes, Ruth. Se rappellent-ils leur éruption ?
Ils s’en souvenaient très bien. Soudain, il n’y eut plus un seul lézard marqué dans le ciel.
Ils se rappellent les montagnes, dit Ruth. Ils se rappellent le feu dans l’air et le feu rampant sur le sol. Ils ont peur des montagnes. Les hommes aussi avaient peur des montagnes.
Menolly rejoignit Jaxom en courant, le visage soucieux.
— Ruth a-t-il interrogé ces lézards de feu sur les montagnes ? Beauté et les autres sont en pleine crise. À cause de ces volcans.
F’lar s’approcha à grands pas.
— Menolly ? Qu’est-ce que tout ce remue-ménage au sujet des lézards de feu ? Je n’en ai vu aucun de marqué. Ils sont donc tous du Sud ? Bien sûr qu’il y avait ici des hommes. Ils ne nous disent rien que nous ne sachions déjà. Mais aller jusqu’à prétendre qu’ils s’en souviennent ? continua-t-il, moqueur. Je reconnais que vous avez retrouvé D’ram avec leur aide… mais il ne s’agissait que de vingt-cinq Révolutions dans le passé. Tandis que…
Ne trouvant pas de mots pour exprimer son scepticisme, F’lar embrassa du geste les volcans éteints et les traces d’habitations recouvertes depuis longtemps.
— Deux points prouvent qu’ils ont la capacité de se souvenir, dit Menolly, contredisant ouvertement le Chef du Weyr de Benden. Aucun lézard de feu de notre époque ne connaissait l’Étoile Rouge, et pourtant ils en avaient tous peur. De même…
Menolly fit une pause ; sentant qu’elle allait parler des rêves des lézards de feu concernant l’œuf de Ramoth, Jaxom intervint vivement.
— Les lézards de feu doivent être doués de mémoire, F’lar. Depuis mon arrivée dans la Baie, mon sommeil est troublé par des cauchemars. D’abord, j’ai pensé que c’étaient des séquelles de la tête de feu. Mais la nuit dernière, Piemur et Sharra ont fait des cauchemars identiques… sur la montagne. Sur cette face, pas sur celle qui regarde la Baie.
— Ruth dort tous les soirs avec des lézards de feu, dit Menolly, défendant sa cause. Il a très bien pu transmettre ces rêves à Jaxom ! Et nos lézards de feu à nous-mêmes !
F’lar hocha la tête, comme acceptant cette possibilité.
— Et la nuit dernière, vos rêves ont été plus nets que jamais ?
— Oui !
F’lar gloussa, regardant alternativement Jaxom et Menolly.
— C’est pourquoi vous avez décidé ce matin d’aller voir si vos rêves avaient un fondement quelconque ?
— Oui !
— Très bien, Jaxom, dit F’lar, avec une amicale bourrade sur l’épaule. Je ne vous blâme pas. J’en aurais sans doute fait autant à votre place, dans les mêmes circonstances. Maintenant, que proposez-vous… et que proposent vos précieux lézards de feu ?
— Je ne suis pas un lézard de feu, F’lar, mais je ferais des fouilles, dit le Maître Forgeron en approchant.
Il avait le visage luisant de sueur, les mains tachées d’herbe et de boue.
— Nous devons enlever toute la terre et les herbes. Nous devons découvrir comment ils sont parvenus à tracer des lignes droites qui perdurent, Révolution après Révolution. Pourquoi ont-ils construit des rotondes, si c’est bien ce que sont ces tumulus. Creuser, voilà ce qu’il faut faire.
Il pivota lentement, considérant les efforts intermittents et décevants de certains chevaliers-dragons.
— Fascinant ! Absolument fascinant ! dit le Maître Forgeron, rayonnant. Avec votre permission, je vais demander au Maître Mineur Nicat de nous envoyer quelques-uns de ses compagnons. Il nous faut des hommes d’expérience pour les fouilles. Et j’ai aussi promis à Robinton de venir lui rapporter immédiatement ce que j’aurai vu de mes propres yeux.
— J’aimerais rentrer aussi, F’lar, dit Menolly. Maître Robinton est sur des charbons ardents. Voilà deux fois qu’il nous envoie Zair. Il doit mourir d’impatience.
— Je vais les ramener, F’lar, dit Jaxom. Soudain, il était possédé du désir irrationnel de rentrer, aussi fort que celui qui l’avait poussé à venir le matin.
F’lar ne permit pas à Ruth de transporter des passagers après l’excursion du matin et la Chute. F’lessan et Golanth ramenèrent Fandarel et Menolly au Fort de la Baie, avec ordre de transporter le Maître Forgeron où il voudrait. S’il fut surpris que Jaxom eût envie de rentrer, il n’en laissa rien paraître.
Jaxom et Ruth partirent avant que le Forgeron et Menolly n’aient eu le temps d’enfourcher Golanth. Ils atterrirent dans une Baie merveilleusement déserte. Après l’air frais du Plateau, l’air chaud et humide les enveloppa comme une caresse et alanguit Jaxom. Profitant de ce que personne n’était au courant de son retour, il laissa Ruth le conduire à sa clairière. Il y faisait plus frais, et, dès que Ruth se fut allongé, Jaxom se pelotonna avec bonheur entre ses pattes antérieures et s’endormit immédiatement.
Une tape sur son épaule le réveilla. Sa tunique de vol avait glissé de son épaule et il frissonna.
— J’ai dit que je le réveillerais, Mirrim, entendit-il Sharra s’écrier avec irritation.
— Quelle importance ? Tenez, Jaxom, je vous ai apporté du klah ! Maître Robinton veut vous parler. Vous avez dormi tout l’après-midi. Nous ne savions pas où vous étiez passé.
Jaxom grommela, souhaitant voir Mirrim à tous les diables. Elle semblait insinuer qu’il n’avait pas le droit de dormir l’après-midi, et cela l’agaçait.
— Allons, Jaxom, je sais que vous êtes réveillé.
— Vous avez tort. Je dors à moitié, dit Jaxom, bâillant à se décrocher la mâchoire avant d’ouvrir les yeux. Allez-vous-en, Mirrim. Dites à Maître Robinton que je viens tout de suite.
— Il veut vous voir immédiatement !
— Il me verra plus tôt si vous allez le prévenir de mon arrivée. Maintenant, filez !
Mirrim lui jeta un regard insistant, et partit d’un pas rageur.
— Sharra, vous êtes ma véritable amie, dit Jaxom. Ce que Mirrim peut m’énerver ! Menolly m’a dit un jour que son caractère s’améliorerait quand sa Path se serait accouplée, mais je n’ai rien remarqué.
Sharra regardait Ruth, si profondément endormi que pas une de ses paupières ne frémissait.
— Je sais ce que vous allez me demander… dit Jaxom en riant, levant la main pour couper court à sa question. Non, pas le moindre rêve.
— Pas le moindre lézard de feu non plus.
Elle lui sourit, secouant la tête et rattachant le ruban qui retenait ses cheveux.
— Bonne idée de venir vous reposer ici. Il n’y a personne dans le grand Hall. Les lézards de feu vont et viennent de la Baie au Plateau, pratiquement hystériques ! Personne n’arrive à comprendre ce que disent les nôtres ni ce que ceux du Sud leur communiquent. Et ce n’est pas comme si ceux du Sud ignoraient notre présence.
— Et Maître Robinton pense que Ruth pourra arriver à y voir clair ?
— Il en est capable.
Elle regarda pensivement le dragon blanc endormi.
— Pauvre chéri, il est épuisé après ses exploits de la journée, dit-elle, avec une grande tendresse, et Jaxom regretta que ces paroles ne lui fussent pas destinées.
Puis elle s’aperçut qu’il la regardait, et elle rougit.
— Je suis si contente que nous soyons allés là-bas les premiers !
— Moi aussi !
— Jaxom !
À l’appel de Mirrim, elle s’écarta de lui.
— Qu’elle aille au diable !
La saisissant par la main, il l’entraîna en courant vers le Fort, et ne la lâcha même pas pour entrer dans le grand Hall.
— J’ai dormi un après-midi ou toute une journée ? demanda Jaxom à voix basse devant les cartes, chartes, croquis et diagrammes épingles aux murs et étalés sur les tables.
Le Harpiste, qui leur tournait le dos, était penché sur la longue table du dîner. Piemur dessinait quelque chose ; Menolly essayait de voir ce qui absorbait le Harpiste, et Mirrim boudait à l’écart, maussade et irritée. Perchés sur les poutres, des lézards de feu les regardaient. De temps en temps, l’un d’eux sortait de la pièce, et un autre entrait par la fenêtre prendre sa place. Une bonne odeur de poisson grillé flottait dans l’air, apportée par la brise qui dissipait la chaleur du jour.
— Brekke va être furieuse contre nous, dit Jaxom à Sharra.
— Furieuse ? Pourquoi ? Nous l’occupons totalement à des tâches exclusivement sédentaires.
— Arrêtez de grommeler, Sharra. Jaxom, approchez, et venez ajouter votre contribution à ce qu’ont dit les autres, dit Robinton, tournant la tête et les regardant en fronçant les sourcils.
— C’est que Piemur, Menolly et Sharra ont beaucoup plus exploré que moi.
— Oui, mais ils n’ont pas Ruth et sa façon de faire avec les lézards de feu. Peut-il nous aider à trier les images contradictoires et troublantes qu’ils nous transmettent ?
— Je ne demande pas mieux que de vous aider, Maître Robinton, dit Jaxom, mais j’ai peur que vous ne demandiez à Ruth et aux lézards de feu plus qu’il n’est en leur pouvoir de vous donner.
Maître Robinton se redressa.
— Pouvez-vous éclaircir votre pensée ?
— Les lézards semblent conserver le souvenir de violentes expériences comme…
Jaxom tendit le bras en direction de l’Étoile Rouge.
— … celle de la chute de F’nor, et maintenant, l’éruption de la montagne. Mais il s’agit là d’événements tout à fait exceptionnels. Rien à voir avec la routine quotidienne.
— Pourtant, ils vous ont aidé à localiser D’ram, ici, à la Baie, dit Robinton.
— Simple coup de chance. Si j’avais d’abord posé une question sur des hommes, je n’aurais jamais eu de réponse, répliqua Jaxom en souriant.
— Vous aviez à peine plus d’informations lors de votre première aventure.
— Pardon ?
Jaxom le considéra, médusé ; le Harpiste avait parlé avec une douceur trompeuse, se contentant d’accentuer légèrement le mot « première » et pourtant l’implication était claire ; le Harpiste savait que Jaxom avait rapporté l’œuf, mais comment ? Jaxom lança un regard accusateur à Menolly, qui semblait perplexe, comme si l’allusion subtile du Harpiste l’étonnait, elle aussi.
— À la réflexion, Zair m’avait pratiquement transmis les mêmes informations, mais je ne les avais pas interprétées aussi astucieusement que vous. Avec retard, je vous fais mes compliments pour la façon dont vous avez accompli cet exploit, dit-il, inclinant légèrement la tête. Maintenant, si vous et Ruth consentiez à appliquer la finesse de vos perceptions au problème qui nous occupe, cela nous ferait gagner un nombre d’heures incalculable, et nous épargnerait bien des efforts. Comme toujours, Jaxom, le temps joue contre nous. Ce Plateau ne peut pas garder ses secrets, dit Robinton, tapotant du doigt les croquis posés devant lui sur la table. Ils constituent l’héritage commun de Pern…
— Mais il est situé dans l’Est, Maître Robinton, qui sera l’apanage des chevaliers-dragons, dit Mirrim, d’un ton presque belliqueux…
— Bien sûr, bien sûr, ma chère enfant, dit Robinton d’un ton conciliant. Pourtant, si Ruth arrivait à charmer les lézards de feu, juste assez pour clarifier un peu les images qu’ils nous transmettent…
— J’essaierai, Maître Robinton, dit Jaxom, en réponse au regard interrogateur de Robinton, mais vous savez comment ils réagissent à…
Il montra le ciel.
— Leurs images concernant l’éruption sont presque aussi incohérentes.
— Comme dit Sharra, les yeux du rêve n’accommodent pas, dit Menolly, souriant à son amie.
— C’est exactement mon avis, dit le Harpiste, abattant sa main sur la table. Si, par l’intermédiaire de Ruth, Jaxom arrive à clarifier ces images, ceux d’entre nous qui possèdent des lézards de feu pourront peut-être en recevoir des images plus nettes et utilisables, au lieu du fouillis incohérent d’aujourd’hui.
— Pourquoi ? demanda Jaxom. Nous savons que la montagne a explosé. Nous savons qu’ils ont dû abandonner leur colonie, que les survivants sont venus dans le Nord…
— Nous ignorons beaucoup de choses, et nous pourrions sans doute trouver là-bas des réponses, peut-être même des équipements qu’ils ont dû laisser derrière eux, comme cette longue-vue retrouvée dans les salles abandonnées du Weyr de Benden. Voyez comme cet instrument a amélioré la connaissance que nous avons de notre monde et de notre ciel. Peut-être même certains modèles de ces machines fascinantes dont parlent les plus anciennes Archives.
Il tira ses croquis par-dessus la carte.
— Il y a là-bas de nombreux tumulus, petits et grands, longs et courts. Certains devaient être des chambres, des cuisines, des greniers, d’autres des ateliers…
— Comment savons-nous que nos ancêtres faisaient les choses de la même façon que nous ? demanda Mirrim. Qu’ils avaient des greniers, des ateliers et ainsi de suite ?
— Parce que, ma chère enfant, ni la nature humaine ni les besoins humains n’ont changé depuis les plus anciennes Archives qui nous sont parvenues.
— Cela ne veut pas dire qu’ils ont laissé quoi que ce soit dans ces tumulus en quittant le Plateau, dit Mirrim, franchement sceptique.
— Mais il est certains détails qui reviennent dans tous les rêves, dit Robinton, plus patient envers l’entêtement de Mirrim que Jaxom ne s’y serait attendu. La montagne qui explose, les roches en fusion, les flots de lave. Les gens qui courent…
Il s’interrompit, questionnant les autres du regard.
— Les gens paniqués ! dit Sharra. Ils n’auront pas eu le temps d’emporter quoi que ce soit avec eux ! Ou très peu de choses !
— Ils ont pu revenir après l’éruption, dit Menolly. Rappelez-vous, à Tillek…
— C’est exactement mon avis, dit le Harpiste en approuvant de la tête.
— Mais le volcan a craché des cendres pendant des semaines, Maître, reprit Menolly, confuse. La vallée pouvait être pleine de cendres, et dans ce cas, on ne voyait plus rien des anciens établissements.
— Le vent dominant du plateau est un vent de sud-est, dit Piemur, faisant du bras un mouvement de balayage. Vous n’avez pas remarqué comme il est fort ?
— Et c’est pourquoi le survol du terrain vous a permis de repérer ces signes d’occupation, dit le Harpiste. Je sais que j’ai une chance sur mille d’avoir raison, Jaxom, mais j’ai l’impression que cette éruption a pris nos ancêtres complètement à l’improviste. Pourquoi ? Je n’arrive pas à le comprendre. Un peuple capable de maintenir les Sœurs de l’Aube en position stationnaire dans le ciel pendant Dieu sait combien de Révolutions devait quand même être capable de détecter l’activité d’un volcan. Je pense donc que l’éruption a été spontanée, totalement inattendue. Les gens ont été surpris au milieu de leurs tâches quotidiennes. Si Ruth peut parvenir à clarifier ces visions disparates, peut-être pourrons-nous identifier les tumulus les plus importants au nombre de personnes qui en sortent.
» Je ne peux pas aller sur le Plateau pour explorer par moi-même, mais rien ne m’empêche de suggérer ce que je ferais si je pouvais m’y rendre.
— Nous serons vos bras et vos jambes, proposa Jaxom.
— Et ils seront vos yeux, ajouta Menolly, montrant les lézards de feu perchés sur les poutres.
— Quand désirez-vous commencer ? demanda Jaxom.
— Demain, si possible, dit le Harpiste d’un ton plaintif.
— C’est parfait. Piemur, Menolly et Sharra, j’aurai besoin de vous et de vos lézards de feu !
— Je peux m’arranger pour venir aussi, dit Mirrim. Le visage de Sharra se ferma, et Jaxom comprit que la présence de Mirrim serait aussi importune pour elle que pour lui.
— Je ne crois pas que ce serait une bonne chose, Mirrim. Path ferait fuir tous les lézards de feu du Sud !
— Oh, ne soyez pas ridicule, Jaxom, répliqua Mirrim.
— Il a raison, Mirrim. Regardez la Baie. Tous les lézards de feu qui s’y trouvent en ce moment sont marqués, dit Menolly. Les autres disparaissent à la seconde où ils voient un dragon autre que Ruth.
— C’est ridicule. Je possède trois des lézards de feu les mieux élevés de Pern…
— Je suis d’accord avec Jaxom, dit le Harpiste, avec un sourire d’excuse pour la jeune femme. Je reconnais que vos lézards de feu sont sans aucun doute les mieux élevés de Pern, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que ceux du Sud soient habitués à Path.
— Path pourrait ne pas se montrer…
— Mirrim, la décision est prise, dit Robinton avec fermeté, sans plus aucune trace de sourire.
— Eh bien, c’est assez clair. Puisqu’on n’a pas besoin de moi…
Elle sortit d’un pas rageur.
Le Harpiste la suivit des yeux, et Jaxom, gêné de cette manifestation d’humeur, constata que Menolly aussi semblait troublée.
— Path est mal lunée aujourd’hui ? demanda le Harpiste à Menolly.
— Je ne crois pas, Maître Robinton.
Zair pépia sur l’épaule du Harpiste, dont le visage s’allongea.
— Brekke est revenue. J’avais promis de me reposer.
Il courut à la porte, se retournant brièvement sur le seuil, un doigt sur les lèvres, puis disparut. Impassible, Piemur fit un pas de côté pour remplir la place si précipitamment abandonnée. Des lézards de feu firent irruption dans la pièce. Jaxom reconnut Berd et Grall.
— Maître Robinton aurait vraiment dû se reposer, dit Menolly, tripotant nerveusement les croquis sur la table.
— Il ne s’est pas fatigué, remarqué Piemur. Ce genre de spéculations est son pain quotidien. Il mourait d’ennui à ne rien faire, avec Brekke et vous vous relayant pour le materner. Ce n’est pas comme s’il était sur le Plateau, à creuser…
— Je vous l’avais dit, Brekke, résonna la voix de F’nor, entrant sous la véranda avec sa compagne. Vous vous êtes inquiétée sans aucune raison.
— Menolly, depuis quand Maître Robinton se repose-t-il ? demanda Brekke, s’approchant de la table.
— Une demi-outre, répliqua Piemur, souriant et montrant l’outre suspendue au dossier du fauteuil, et il est parti docilement.
Brekke considéra Piemur d’un regard pénétrant.
— Je n’en suis pas si sûre, Harpiste Piemur. Puis, regardant Jaxom, elle ajouta :
— Vous avez passé l’après-midi ici, vous aussi ?
— Moi ? Non. J’ai dormi dehors avec Ruth jusqu’à ce que Mirrim vienne nous réveiller.
— Où est Mirrim ? demanda F’nor, regardant autour de lui.
— Dehors, quelque part, répondit Menolly, d’une voix si neutre que Brekke la regarda avec appréhension.
— Mirrim a-t-elle encore… Brekke pinça les lèvres, réprobatrice.
— Maudite fille !
Elle regarda Berd, qui s’envola immédiatement. Pendant ce temps, F’nor, penché sur les cartes, secouait la tête, étonné et ravi.
— Mais vous avez travaillé comme vingt ! dit-il, leur souriant à la ronde.
— Eh bien, cette partie des vingt a assez travaillé pour aujourd’hui, dit Piemur, s’étirant à faire craquer ses jointures. J’ai envie d’un bon bain, pour laver mon corps de sa sueur et mes mains de leur encre. Qui m’accompagne ?
Jaxom et les deux jeunes filles acceptèrent avec enthousiasme, tandis que F’nor se plaignait plaisamment d’être abandonné dès son retour. Ils partirent vers la plage, Sharra et Piemur courant devant, et Jaxom saisit Menolly par la main.
— Menolly, comment Maître Robinton a-t-il fait pour savoir ?
Elle riait en descendant l’avenue, mais elle reprit son sérieux à cette question.
— Je ne lui ai rien dit, Jaxom. Je n’en ai pas eu besoin. Je ne sais pas comment il en est arrivé à cette conclusion, mais tous les faits pointaient vers vous.
— Comment ça ?
Elle énuméra les raisons en comptant sur ses doigts.
— Pour commencer, seul un dragon pouvait restituer l’œuf. Aucune autre solution. De préférence un dragon connaissant parfaitement l’Aire d’Éclosion de Benden. Et dont le maître ait le sincère désir de restituer l’œuf et l’intelligence de le localiser !
Cette dernière qualification semblait la plus importante.
— À partir de maintenant, il y a de plus en plus de gens qui comprendront que c’est vous.
— Pourquoi maintenant ?
— Personne du Weyr Méridional n’a restitué l’œuf de Ramoth.
Menolly sourit et, portant la main à la joue de Jaxom, lui donna une tape amicale.
— J’ai été si fière de vous, Jaxom, quand j’ai réalisé ce que vous aviez fait, Ruth et vous ! Et encore plus fière que vous n’en ayez parlé à personne ! Car il était capital à l’époque que Benden croie à la restitution par un Méridional.
— Jaxom, Menolly, venez donc ! les interrompit Piemur.
— On fait la course ? dit Menolly, s’élançant vers la plage.
Leur baignade ne dura guère. Le bateau de Maître Idarolan reparut, le pavillon bleu hissé au grand mât indiquant une bonne pêche. Brekke les rappela pour vider les poissons du dîner. Elle ne savait pas si tous ceux du Plateau mangeraient à la Baie, mais le poisson froid pouvait être servi le lendemain, dit-elle, ignorant les protestations. Elle envoya Mirrim ravitailler Maître Wansor et N’ton, qui se proposaient de passer la nuit à observer les étoiles, ou, comme disait Piemur avec impertinence, les Sœurs du Crépuscule-de-Minuit et de l’Aube.
— Qu’est-ce que vous pariez que Mirrim va proposer de passer la nuit avec eux, pour voir si Path fait fuir les lézards de feu du Sud ? demanda Piemur avec un sourire malicieux.
— Les lézards de feu de Mirrim sont effectivement très bien élevés, dit Menolly.
— Et ils sont exactement aussi grondeurs qu’elle, toujours à gendarmer tout le monde, ajouta Piemur.
— Ce n’est pas juste, dit Menolly. Mirrim est mon amie…
— Alors, vous devriez lui faire comprendre qu’elle ne peut pas régenter tout le monde sur Pern !
Menolly, froissée, allait protester, mais des dragons se mirent à surgir les uns après les autres au-dessus de la Baie, claironnant joyeusement leur arrivée, et couvrant toutes les conversations.
Ils n’étaient pas les seuls de bonne humeur. La soirée se passa sous le signe de l’excitation et de l’espérance.
Jaxom se félicita d’avoir dormi l’après-midi, car il n’aurait pour rien au monde voulu manquer cette réunion. Les sept Chefs de Weyrs étaient là, dont D’ram, qui apportait à F’lar des nouvelles du Weyr Méridional, et N’ton, qui s’éclipsa avant la fin pour aller observer le ciel avec Wansor. Étaient également présents les Maîtres Artisans Nicat, Fandarel, Idarolan, Robinton, et le Seigneur Lytol. À la surprise de Jaxom, les Anciens qui étaient Chefs de Weyrs, G’narish d’Igen, R’mart de Telgar, et D’ram maintenant du Weyr Méridional, s’intéressaient beaucoup moins à la découverte du Plateau que N’ton, T’bor, G’dened et F’lar. Les Anciens étaient bien plus impatients d’explorer leur nouveau domaine et la Barrière Rocheuse que de faire des fouilles pour retrouver leur passé.
— Tout cela, c’est passé, dit R’mart de Telgar. Passé, mort et enterré. Il faut vivre dans le présent, F’lar ; c’est même vous qui nous l’avez appris.
Il sourit, pour adoucir l’effet de ses paroles.
— De plus, c’est bien vous, F’lar, qui nous avez représenté l’inutilité de nous torturer la cervelle à comprendre comment procédaient nos ancêtres… parce qu’il valait mieux construire de nouveaux instruments pour notre temps et notre présent !
F’lar sourit, amusé de se voir opposer ses propres arguments.
— J’espère que nous trouverons quelque part des Archives intactes, qui nous permettront de combler les lacunes de celles qui nous sont parvenues. Peut-être aussi quelque appareil utile, comme la longue-vue découverte à Benden.
— Et regardez où cela nous a menés ! s’écria R’mart, riant à gorge déployée.
— Des instruments intacts seraient sans prix, déclara Fandarel d’un ton pénétré.
— Nous en trouverons sans doute, Maître Robinton, dit pensivement Nicat, parce qu’une seule section de la colonie a souffert des dommages importants.
Tout le monde se tut, pour l’écouter avec attention.
— Regardez, dit-il, traçant un croquis du site, le flot de lave a coulé vers le sud. Là, là et là, les trois cratères ont sauté, et la lave a suivi la pente du terrain, qui l’éloignait de la colonie. De plus, le vent dominant a également emporté les cendres loin des maisons. Pendant les fouilles très rudimentaires de la journée, je n’ai trouvé qu’une mince couche de débris volcaniques.
— N’existe-t-il que cette colonie ? demanda R’mart. Alors qu’ils avaient tout un monde pour s’établir ?
— Nous trouverons les autres demain, les assura le Harpiste. N’est-ce pas, Jaxom ?
— Pardon ?
Jaxom se leva, étonné de se voir intégrer dans la discussion.
— Trêve de plaisanteries, R’mart, il se peut que vous ayez raison, dit F’lar, se penchant sur la table. Et nous ne savons pas si les ancêtres ont abandonné le Plateau immédiatement après l’éruption.
— Nous ne savons rien, et nous ne saurons rien tant que nous ne serons pas entrés dans un de ces tumulus et que nous n’aurons pas vu de nos yeux ce qu’ils ont laissé derrière eux. Si tant est qu’ils aient laissé quelque chose, dit N’ton.
— Procédez avec prudence, Chef du Weyr, dit Nicat à F’lar, mais son regard s’adressait à toute l’assistance. Mieux même ; je vous enverrai un maître et quelques compagnons pour diriger les fouilles.
— Et pour nous enseigner vos techniques, n’est-ce pas, Maître Nicat, dit R’mart.
Jaxom réprima un gloussement devant le visage indigné du Maître Mineur.
— Des chevaliers-dragons s’occuper à creuser des mines ?
— Pourquoi pas ? dit F’lar. Les Fils passeront. Bientôt, il y aura un autre Intervalle. Et je vous garantis, maintenant que les terres du Sud sont ouvertes à l’exploitation, que les Weyrs ne dépendront plus jamais des Forts pour leur ravitaillement entre deux passages.
— Ah oui, très bonne idée, Chef du Weyr, très bonne idée, acquiesça Nicat avec prudence.
Mais, à l’évidence, il lui faudrait du temps pour assimiler une idée si révolutionnaire.
Les dragons allongés sur la plage roucoulèrent la bienvenue à un nouvel arrivant.
N’ton se leva soudain.
— Je vais rejoindre Wansor pour notre séance d’observation. Ce sont sans doute Path et Mirrim qui rentrent. Mes respects à vous tous.
— Je vais vous éclairer, N’ton, dit Jaxom, prenant un panier de brandons dont il ôta le couvercle.
Assez loin pour qu’on ne puisse plus les entendre, N’ton se retourna vers Jaxom.
— Cela vous plaît mieux que de voler sagement dans l’escadrille des reines, n’est-ce pas, Jaxom ?
— Je ne l’ai pas fait à dessein, N’ton, dit Jaxom en riant. Je voulais simplement voir la montagne avant tout le monde.
— Pas de prémonition cette fois ?
— De prémonition ?
Gloussant, N’ton lui entoura amicalement les épaules de son bras.
— Non, je suppose que c’était inspiré par les images des lézards de feu.
— La montagne ?
— Vaillant garçon ! dit N’ton, lui étreignant l’épaule.
Ils virent la masse noire d’un dragon se poser sur la plage, puis deux cercles lumineux quand Lioth tourna la tête vers eux.
— La nuit, un dragon blanc a un avantage, dit N’ton, montrant la silhouette pâle de Ruth, un peu à l’écart de son bronze.
Content que vous arriviez. J’ai une démangeaison que je n’arrive pas à atteindre.
— Il a besoin de moi, N’ton.
— Alors, laissez-moi le panier de brandons. Je le passerai à Mirrim pour qu’elle puisse trouver son chemin.
Ils se séparèrent, et Jaxom s’écarta pour aller s’occuper de Ruth. Il entendit N’ton saluer Mirrim, leurs voix portant loin dans la nuit silencieuse.
— Naturellement que Wansor va bien, dit Mirrim, avec irritation. Il a l’œil collé à son tube. Il ne s’est pas aperçu que j’étais là, il n’a pas mangé ce que je lui ai apporté, et n’a pas fait attention quand je suis partie. Et en plus, dit-elle, s’arrêtant pour prendre une profonde inspiration, Path n’a pas fait fuir les lézards de feu du Sud.
— Pourquoi les ferait-elle fuir ?
— On ne me permet pas d’aller sur le Plateau avec Jaxom et les autres, pour essayer de faire parler les lézards de feu du Sud.
— Parler ? Ah oui, pour voir si Ruth arrive à clarifier les images qu’ils transmettent. À votre place, je ne m’en soucierais pas, Mirrim. Il y a tant d’autres choses que vous pouvez faire.
— En tout cas, mon dragon n’est pas un nabot asexué, tout juste bon à se faire cajoler par des lézards de feu !
— Mirrim !
Jaxom perçut la froideur de N’ton, dont la voix était devenue glaciale, comme le poing qui lui nouait les entrailles. La remarque rageuse de Mirrim continua à résonner à ses oreilles.
— Vous comprenez ce que je veux dire, N’ton…
C’était bien de Mirrim, se dit Jaxom, que de ne pas percevoir la froideur soudaine de N’ton.
— Vous devriez pourtant comprendre, continuât-elle, poussée par sa rancœur. N’est-ce pas vous qui avez dit à F’nor et Brekke que vous doutiez que Ruth s’accouple jamais ? Où allez-vous, N’ton ? Je croyais que vous…
— Vous êtes une écervelée, Mirrim !
— Qu’est-ce qu’il y a, N’ton ? dit-elle d’un ton paniqué qui réconforta un peu Jaxom.
N’arrêtez pas, dit Ruth. Ça me démange toujours.
— Jaxom ?
N’ton avait parlé à voix basse, mais le son porta loin.
— Jaxom ? s’écria Mirrim. Oh, non !
Puis Jaxom l’entendit s’enfuir en courant, vit le panier de brandons cahoter, l’entendit sangloter. C’était bien d’elle, parler d’abord, réfléchir ensuite, puis pleurer pendant des jours. Elle allait se repentir, et tant l’importuner dans son besoin de se faire pardonner qu’elle le pousserait à se réfugier dans l’Interstice.
— Jaxom ! répéta N’ton d’un ton anxieux.
— Oui, N’ton ?
Jaxom continuait docilement à gratter la crête dorsale de Ruth, s’étonnant que la remarque cruelle de Mirrim ne l’ait pas blessé davantage. Nabot asexué ! Pendant que N’ton s’approchait, il prit conscience d’une curieuse impression de soulagement, tout au fond de lui-même. En un éclair, il revit les chevaliers-dragons qui attendaient l’accouplement de la verte de Fort. Oui, il avait été content que Ruth ne s’intéresse pas à elle. Il regrettait que Ruth fût privé de cette expérience, mais, en même temps, il était soulagé de n’avoir pas à l’endurer.
— Vous avez dû l’entendre.
À son ton, N’ton espérait vaguement que Jaxom répondrait par la négative.
— Oui, je l’ai entendue. La voix porte près de l’eau.
— Maudite fille ! Nous voulions vous expliquer… puis vous avez contracté la tête de feu, et maintenant, ça ! L’occasion ne s’est pas présentée… balbutia N’ton, mélangeant tout dans sa gêne.
— Je peux vivre avec. Comme Path et Mirrim, il y a tellement d’autres choses que je peux faire.
— Jaxom ! soupira N’ton, étreignant l’épaule de Jaxom, essayant de lui exprimer par le geste les regrets qu’il n’arrivait pas à exprimer par la parole.
— Ce n’est pas votre faute, N’ton.
— Ruth comprend-il ce qui s’est dit ?
— Ruth comprend que son dos le démange, dit Jaxom, s’étonnant quand même du calme souverain de son dragon.
Là, vous avez trouvé l’endroit précis. Plus fort maintenant.
Jaxom sentit une plaque sèche sur la robe par ailleurs lisse et soyeuse.
— Je crois que j’ai compris ce jour-là que quelque chose n’était pas normal, reprit Jaxom. K’nebel pensait que Ruth prendrait son vol pour s’accoupler avec la verte, je le sais. Et moi, je pensais que Ruth, né petit, mûrirait sans doute plus tard que les autres dragons.
— Mais il est aussi mûr qu’on peut l’être, Jaxom !
Jaxom fut touché du ton navré du chevalier bronze.
— Et alors ? C’est mon dragon, je suis son maître. Nous sommes ensemble !
— Il est unique, dit N’ton avec ferveur, caressant Ruth avec respect et affection. Vous aussi, mon jeune ami !
À court de paroles, il serra une dernière fois l’épaule de Jaxom, laissant son geste parler pour lui. Lioth roucoula dans l’ombre, et Ruth, tournant la tête vers le dragon bronze, lui répondit courtoisement.
Lioth est très gentil. Son maître est très bon. Ce sont de vrais amis !
— Et nous le serons toujours, dit N’ton. Bon, je dois rejoindre Wansor. Vous êtes sûr que ça va bien ?
— Allez-y, N’ton. Moi, je m’occupe de gratter Ruth !
Le Chef du Weyr de Fort hésita encore un instant, puis tourna les talons et rejoignit son bronze.
— Je vais huiler cette plaque, Ruth, dit Jaxom. Je te néglige un peu ces temps-ci.
Ruth tourna la tête, roulant dans le noir des yeux d’un bleu brillant.
Vous ne me négligez jamais !
— J’ai pourtant dû te négliger, ou tu n’aurais pas de plaques squameuses !
Vous avez eu tant de choses à faire !
Les yeux maintenant habitués aux ténèbres tropicales, Jaxom revint au Fort, trouva un pot d’huile à la cuisine, et revint au petit trot. Il était las, physiquement et mentalement. Quelle drôle de fille, cette Mirrim ! S’il les avait laissées venir, elle et Path… Enfin, tôt ou tard, il aurait appris ce qu’on disait de Ruth. Pourquoi Ruth n’en était-il pas bouleversé ? Peut-être que Ruth aurait mûri si lui, Jaxom, avait accepté du fond du cœur que son dragon exprime cet aspect de sa personnalité. Révolté, il regretta une fois de plus qu’on les ait empêchés de devenir un vrai chevalier et un vrai dragon, élevés dans un Fort comme ils l’avaient été, et non dans un Weyr où l’accouplement d’un dragon était une réalité comprise et acceptée. Ce n’était pas comme si Ruth avait été indifférent à l’expérience sexuelle. Il était toujours présent quand Jaxom faisait l’amour.
J’aime avec vous et je vous aime. Mais mon dos me démange furieusement.
C’était assez clair, pensa Jaxom, pressant le pas dans la forêt pour rejoindre son dragon.
Près de Ruth, quelqu’un lui grattait le dos à sa place. Si c’était Mirrim… Jaxom continua d’un pas rageur.
Sharra est avec moi, dit Ruth avec calme.
— Sharra ?
Réprimant sa colère irrationnelle, il la salua.
— J’ai été chercher de l’huile. Ruth a une plaque squameuse. Je l’ai négligé ces temps-ci.
— Vous n’avez jamais négligé Ruth, dit Sharra, avec tant de force que Jaxom ne put réprimer un sourire.
— Est-ce que Mirrim… commença-t-il, lui tendant l’huile pour qu’elle y trempe ses doigts.
— Oui, et personne ne l’a plainte, je vous assure.
Dans sa colère, elle frictionna Ruth si vigoureusement qu’il protesta.
— Désolée, Ruth. Ils ont renvoyé Mirrim à Benden !
Levant la tête, Jaxom regarda l’endroit où Path avait atterri, et effectivement, la dragonne verte n’était plus là.
— Et on vous a envoyée me rejoindre ?
La présence de Sharra ne le dérangeait pas, bien au contraire.
— Envoyée, non… dit-elle, hésitante. J’ai été… été… appelée !
— Appelée ?
Jaxom interrompit sa friction et la regarda. Son visage n’était qu’une tache pâle, avec des ombres noires à la place de la bouche et des yeux.
— Oui, appelée. Ruth m’a appelée. Il a dit que Mirrim…
— Il a dit ? l’interrompit Jaxom, comprenant enfin. Vous entendez Ruth ?
Elle avait besoin de m’entendre quand vous étiez malade, Jaxom, dit Ruth, en même temps que Sharra répondait :
— Je l’entends depuis que vous avez été si malade.
— Ruth, pourquoi as-tu appelé Sharra ?
Elle vous fait du bien. Vous avez besoin d’elle. Ce que Mirrim a dit, et même ce que N’ton a dit, quoique plus gentiment, ça vous a fait mal et vous avez refermé votre esprit. Je n’aime pas quand je ne peux pas entendre votre esprit. Sharra le rouvrira pour nous.
— Ferez-vous cela pour nous, Sharra ?
Cette fois, Jaxom n’hésita pas. Prenant les mains de Sharra, pourtant pleines d’huile, il l’attira à lui, ravi qu’elle eût presque sa taille et que sa bouche fût si proche de la sienne. Il n’eut qu’à incliner un peu la tête.
— Je ferais n’importe quoi pour vous, Jaxom, n’importe quoi pour vous et Ruth ! dit-elle, bouche contre bouche. Puis un baiser la réduisit au silence.
Une douce chaleur se répandit dans tout son être, qui desserra l’étau glacial lui nouant le ventre – chaleur venant du doux corps de Sharra serré contre le sien, de l’odeur de ses longs cheveux qu’il sentait en l’embrassant, de la pression de ses bras dans son dos. Et les mains qui étreignaient sa taille n’étaient pas les mains d’une guérisseuse, mais celles d’une amante.
Ils s’aimèrent dans la douce et tiède obscurité de la nuit, savourant le bonheur de s’être enfin trouvés, et parfaitement conscients de partager leur extase avec Ruth.